Chronique des métiers d’antan : Les orateurs à travers les civilisations

par Frère Ours

« Asticot gris asticot blanc, montrez-moé tous vos dents! Prêtez-moé vos oreilles, afin que les mots que je vais vous conter Coulent à merveille, de ma bouche vers votre cœur… »

  À l’aube d’une humanité naissante où les premiers balbutiements d’un langage apparaissaient, permettant à ces  Homo Communicatus de développer leurs sociétés et de créer leurs univers - car le verbe est créateur - à cet instant même… Tout était à faire! La nuit noire, noire comme le charbon de leurs feux encore tout neufs, inspirait la peur crue de l’inconnu, et un sentiment de petitesse face au firmament gigantesque. Pour se réconforter, les premiers humains ont tenté d’expliquer et de raconter le Monde. Le septième jour, l’homme et la femme créèrent les dieux et les déesses. Commença alors une mirobolante aventure; la tradition orale, la parole vivante. Au tout début, ce sont les mythes de la création, l’origine de toutes choses, qui primaient. La  naissance du monde, des êtres vivants, les événements qui ont forgé la Terre comme ils l’habitaient, les déluges, les titans et leur lutte impitoyable, etc… Comme cette légende amérindienne célèbre qui raconte qu’après un déluge, les animaux ont trouvé refuge sur le dos d’une tortue géante, et qu’ils ont été recueillir de nouveau la terre du fond des mers, transformant ainsi avec magie, la tortue en  île, «l’île de la tortue!» (Amérique du Nord et Centrale). Mais bien rapidement, les contes, légendes et chants traditionnels servirent à la transmission de valeurs ancestrales et spirituelles. En y ajoutant de la poésie et de la musique, les premières nations ont regagné le paradis perdu, et ont fait de la tradition orale une véritable nourriture de l’âme. Voyons ensemble les grandes figures qui firent des mots, à travers les âges, ce que nous sommes aujourd’hui. Il était une fois… La parole. Comment l’être humain a pu développer le langage reste encore un mystère. On peut avancer que la complexification du système nerveux et l’augmentation de la masse du cerveau, suite à  l’utilisation d’outils (dextérité), la position verticale (meilleure acuité visuelle), une plus grande période de sommeil, un changement dans l’alimentation et bien sûr le caractère tribal de l’humanité, ont pu contribuer à la naissance du langage. A l’époque, le modèle de société reste semblable partout où il y a des humains. Une petite communauté (tribu, clan, famille etc.) avec un chef dans la matière et un chef spirituel, qui fait le lien avec les dieux et les esprits (chaman, sorcier, griots, etc.), des hommes protecteurs et pourvoyeurs, des femmes nourricières et éducatrices, et des enfants qui rapidement, apprennent ces rôles. Le Chamanisme, la plus vieille religion au monde, était assez uniforme un peu partout sur la planète. Le Chaman était un personnage central dans la tribu. Il jouait souvent plusieurs rôles à la fois; le docteur, le curé, le protecteur contre les mauvais esprits, et aussi le conteur. C’est lui qui permettait au monde de continuer d’exister en réaffirmant le mythe de la création. Il enseignait, aux enfants et aux grands, comment un vrai humain devait se comporter pour être en harmonie avec la terre qui l’entourait et le nourrissait. Il dirigeait les cérémonies, les rituels de passage, fêtait les cycles de la nature, et détenait les anciens savoirs que ses ancêtres lui ont transmis par la parole. Issus d’un même groupe d’origine les premiers clans se sont ensuite divisés pour former des peuples distincts, développant leurs propres langues, leurs coutumes et même des gênes qui leur étaient spécifiques (différentes racees).  Mais même s’ils ont évolué différemment dans le temps et l’espace, ils étaient originaires d’un même folklore, et en étudiant bien les contes, on réalise rapidement qu’il y a des archétypes qui se retrouvent dans la majorité des cultures. Par exemple, les déluges, on les trouve chez les Africains, les Amérindiens et bien entendu chez les Judéo-chrétiens. J’irai plus loin en vous affirmant qu’il y a des légendes presque identiques que se partagent les Irlandais, les Eskimos et les Lapons. En creusant plus profondément, la preuve est irréfutable, nous sommes tous descendants  de la même grande et belle famille de bavards! L’Arbre à parole Le temps s’écoula sous le pont des générations. Les racines de l’humanité s’enfoncèrent de plus en plus profondément dans un univers qu’ils façonnaient à vue d’œil (et à ouïe d’oreilles), tandis que  ses branches  se multipliaient, arborant un feuillage bien distinct, de voisins à voisins. La tradition orale devint plus complexe et encyclopédique, s’élargissant à de nombreux domaines, créant ainsi un vaste répertoire de connaissances et de sagesses humaines, dépeignant les styles de vies des habitants d’une région, les mœurs, les fêtes et cérémonies,  les étapes de la vie, les sanctions, les croyances, la vie religieuse, les relations sociales, etc… Vous parler de toutes ces facettes nécessiterait au moins  huit numéros entiers de ce mensuel  sensationnel. Je me dois donc de choisir, avec 1001 regrets, les traditions que je vais vous présenter, parmi celles  qui ont porté fruits dans mon cœur de conteur. Les Amérindiens (du Nord au Sud) Ces grandes nations primitives, fières et sages, sont restées sensiblement les mêmes, de la préhistoire jusqu’à l’arrivée des envahisseurs européens. Encore fidèles au chamanisme, elles n’ont pas vraiment développé de système d’écriture, mis à part quelques pictogrammes assez simples. Tout leur apprentissage de la vie est fondé sur la tradition orale. Les amérindiens ont d’ailleurs créé une quantité  phénoménale de contes et légendes traitant de tous les aspects importants de leur évolution.  Les jeunes autochtones pouvaient, en écoutant les anciens(ennes) conter, comprendre la chasse à  l’ours, comment se protéger des durs hivers,  connaître les plantes médicinales, etc… Et plusieurs contes servaient également de guides de conduite, enseignant aux membres de la tribu les vertus et les valeurs de leur noble société. Certains contes louaient la générosité, d’autres l’hospitalité, ou encore le respect et la bravoure.  Par opposition, les personnages (souvent des animaux) qui agissaient mal se voyaient punis sévèrement, ou  le sort leur  réservait une fin tragique. De plus, en étudiant les contes des différentes cultures amérindiennes, on observe vraiment une différence entre les grandes familles. Les contes eskimos sont plus rudes et relatent  les duretés de la nature et de leurs rapports sociaux, tandis que les contes des amérindiens des plaines  sont plus poétiques et traitent davantage d’une spiritualité avancée. Moi-même qui suis conteur, spécialisé dans la tradition  amérindienne, ai pu apprendre énormément sur cette culture grâce aux centaines de contes que j’ai lus. Sans leur tradition orale c’eût été bien difficile. Les conteurs amérindiens sont des personnages très importants au sein de leur société.  Ils sont les gardiens du patrimoine vivant. Pour la plupart, ce sont des grands-pères ou des grands-mères, qui prennent plaisir à instruire. On leur offrait, en guise de salaire, de la nourriture, des vêtements, des bijoux, ainsi que du tabac pour les prières. Dans une culture où tous jouent un rôle important, les vieux sont très précieux pour assurer la transmission du savoir. Le Moyen-Âge En sortant de l’âge de pierre, l’Europe civilisée érigea des sociétés guerrières, maîtresses de l’âge du fer. Ces guerriers, parfois barbares, avaient tout de même une  touche de culture et réservaient une petite place aux divertissements. Dans la tradition celtique, le Barde jouait le rôle de poète, de musicien, de chanteur et de conteur. Souvent accompagné d’une harpe, il racontait les exploits épiques de valeureux guerriers, les manigances des dieux du Valhalla ou encore les merveilles du monde des fées et des lutins. Les premières versions du cycle Arthurien (les légendes du roi Arthur et des chevaliers de la table ronde) furent d’ailleurs contées par les bardes. On raconte même que le meilleur ami de Merlin était barde. Par la suite, on vit l’apparition des ménestrels et des jongleurs (ils jonglaient avec les mots et non avec des objets), qui étaient plus près du peuple. Ils animaient les fêtes, les mariages et les soirées populaires dans les auberges. Cependant, ils ne créaient pas leurs orations. Ils chantaient et jouaient la comédie, accompagnés d’un luth et de percussions. Vers le Xème siècle, apparaît en France, un nouveau genre de tradition orale. Le Fin’amor, ou l’amour courtois, qui s’invente et se réinvente deux siècles durant, et dont les troubadours seront les ambassadeurs. Surtout réservé aux nobles seigneurs dans les cours de châteaux.  Les troubadours du sud de l’Europe parlaient la langue d’Oc, contrairement  à leurs alter ego du nord, les trouvères, qui s’exprimaient en langue d’Oïl.  Ces chanteurs et poètes de l’amour courtois jouaient du luth, de la vielle et parfois de la flûte.  Ils faisaient mourir de pâmoison les courtisanes de l’Europe entière.  Contrairement aux simples ménestrels, les troubadours créaient leur art. Ils étaient érudits et savaient donc lire et écrire, pour mieux chanter la pomme. Parmi les plus célèbres on remarque Guillaume d’Aquitaine (le premier d’entre eux, vers 1100), Bernard de Ventadorn, un chansonnier provençal du XIIIème siècle, et Raimon de Miraval, qui chantait…

“Seul l’amour, quoi qu’on en dise, donne sa valeur à la folie et à la sagesse. Tout ce que l’on fait par amour est juste…”

Ce fin’amor était exclusivement chanté en langue d’Oc, en Angleterre, en Espagne, en Italie et même jusqu’en Hongrie. Les chants des troubadours servirent à l’apparition de toutes les littératures nationales européennes. Aucune partition originale écrite de la main d’un troubadour ne nous est parvenue. Mais près de 270 mélodies et un dixième des poèmes sont répertoriés aujourd’hui, nous permettant de revivre un peu ce temps si romantique des princes charmants et de leurs damoiselles. Quelques incontournables Avant d’aller plus loin chronologiquement, je tiens à effleurer quelques traditions folkloriques qui méritent mention.  En espérant vous donner le goût d’aller voir de vous-mêmes la richesse inestimable que ces traditions orales représentent pour le bagage de notre moderne condition humaine. -La tradition africaine, aux multiples contes et chansons, déborde de sagesse et n’est pas sans rappeler la culture amérindienne de par sa poésie de la nature, et par les griots, ces chamans noirs qui enseignaient aux enfants. -Au  Moyen Orient, chez les Juifs et les Arabes, le conteur détient une place de choix dans la société. Il est  au marché, dans les souks, et raconte, encore une fois, une quantité faramineuse de légendes. On n’a qu’à penser aux contes des mille et une nuits, qui aujourd’hui font encore rougir  certaines âmes sensibles. -En Grèce antique, avec tous les philosophes qui pouvaient disserter pendant des heures et la grande mythologie grecque aux nombreux dieux, on vit une tradition orale prédominante. -Et finalement en Russie, en Irlande et un peu partout en Europe, depuis des siècles, les contes et les chants folkloriques ont animé et amusé bon nombre de paysans et paysannes, tout en les éduquant sur ce monde qui les a vus naître. Dondaine la ridaine met ta patte a rit matou… En ce beau pays qu’est le Québec, nous héritâmes au début de la colonie, d’un folklore à plusieurs visages venu d’Écosse, de France, d’Irlande, etc… Mais ce ne fut guère long avant que nous développions notre propre tradition canadienne-francaise. Dans un pays sauvage où l’hiver aux longues nuits glaciales dicte le rythme, il va sans dire que nos ancêtres durent trouver des moyens pour se tenir au chaud et garder le moral. De nouveau, les contes et les chants folkloriques traduisaient nos coutumes, nos croyances et nos valeurs. On voit clairement que la religion catholique menait le pas et dictait les lois morales que devaient suivre les bons paroissiens. On raconte qu’un individu qui ne se confessait pas 7 années d’affilée devenait une bête meurtrière, communément appelée Loup-Garou! Et plusieurs histoires témoignent des malheurs apportés par le Diable, à ceux et celles qui dansaient après minuit dans la nuit du samedi au dimanche matin (c’est pécher que de danser le jour du seigneur!). Le Diable et le Bon Dieu se disputaient nos âmes, tandis que les rigodons et les chansons à répondre  nous réchauffaient le cœur. Le Bonhomme Sept-heures faisait peur à nos enfants, et les Ti-Jean démontraient  que les Québécois(es)  étaient du ben bon monde, et surtout avides de liberté et d’aventures. Les conteurs québécois comptaient en leur rang plusieurs types de gens mais ce sont les quêteux qui retiennent souvent l’attention. Passant de porte en porte, racontant leurs histoires contre un bon repas et un petit coin au chaud pour la nuit. Il y avait même un banc réservé à leur derrière d’itinérant. À cette époque, hospitalité oblige,  il était mal vu de refuser un quêteux. De toute façon, c’était souvent la fête quand un quêteux arrivait dans les parages. Les enfants des environs étaient tout excités de pouvoir encore se nourrir l’esprit de belles histoires venues de loin. On organisait souvent des soirées spécialement pour les quêteux, dont les histoires étaient enjolivées de rigodons et gigues.  Outre les contes et légendes, les québecois ont développé un palmarès de chansons folkloriques assez impressionnant, qui nous fait encore fredonner  aujourd’hui. Ce monde riche de savoir ancestral et de  joie de vivre, typique de notre belle société (ainsi que de plusieurs autres) est pourtant en train de disparaître tranquillement avec les temps modernes. Marius Barbeau, un éminent anthropologue québécois, spécialiste du folklore amérindien et canadien-francais, stipule que… “Les causes maintenant universelles qui atrophient la mémoire chez les peuples modernisés ont, surtout depuis 1875, exercé leurs ravages au Canada. Et quand on a connu le rôle prépondérant qu’y a joué la tradition, on est étonné de voir que, en moins de 40 ans , elle se soit pour ainsi dire enfoncée sous terre. Le conteur et le chanteur se sont tus comme par enchantement, tandis que les petits artisans ont abandonné leurs outils. Le roulement des locomotives a étouffé la chanson d’aviron…” Marius Barbeau s’est pourtant donné la tâche de recueillir le plus de traces possible de ce folklore qui tend à se volatiliser à une vitesse vertigineuse. Son travail est d’ailleurs maintenant accessible à tous et grâce à lui, nous pouvons encore découvrir nos origines. Lorsque nous savons d’où nous venons, il est plus facile de savoir où l’on va! Le renouveau de l’oralité Dans un univers virtuel, où les contacts humains se font de plus en plus rares, où l’on cohabite plus facilement avec son ordinateur et son cellulaire qu’avec ses pairs, où la monoculture américaine prédomine, il est évident que nous, les humains, à priori une espèce grégaire et communautaire, souffrons d’un mal invisible. Nous sommes coupés de nos racines, de notre monde mythique. Cela explique peut-être la nouvelle popularité croissante pour l’expression orale. Le conte connaît un regain de vie dans toute la francophonie et les festivals et événements qui le racontent se multiplient rapidement, du Gabon à Saint-Féréol, d’Haïti à Trois-Pistoles. Les jeunes conteurs font surface, reprenant le flambeau de nos ancêtres oubliés, et les chansonniers traditionnels ont même conquis la radio. Je vous le dis, vrai comme chus là, juré, craché, que nous continuerons de raconter et de chanter tant que les mots couleront, comme rivière de sagesse sur les berges de vos détresses. Hugh! J’ai dit. par Frère Ours, conteur et chanteur de traditions   Références:  La tradition Orale Louis-Jean Clavet, Que sais-je, Presse Universitaire de France, 1984 Histoire Orale: Communication du 2ième colloque d’histoire orale en Atlantique, Centre d’étude Acadienne, Université de Moncton, N.B., 1981 Marius Barbeau, le grand sourcier Serge Gauthier, XYZ éditeur, Collection “Les grandes figures”, 2001 Paroles de troubadours Jean-Claude Marol, Albin Michel, Carnet de sagesse, 1998

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