Réclame ta rue, du ludique à l’utopique

par Annie Belleau

Depuis trois ans (bientôt quatre), Québec est l’hôte – ou la victime – d’un événement « mani-festif » d’inspiration européenne : Réclame ta rue. Pendant une journée, une rue « mystère » est « fermée à la circulation et ouverte à l’art de vivre » (BELLEAU ET JACKSON, 2003). L’événement consiste en l’appropriation de l’espace urbain par des citoyens qui se donnent la liberté d’en faire ce qu’ils veulent (imaginez les possibilités!). Contre la logique marchande dont la voiture est le symbole, et pour les logiques alternatives et le plaisir de la fête, Réclame ta rue se veut un espace temporaire, non marchand, créatif et autogéré.

« Mais que revendiquez-vous ? », se demande tout-e bon-ne Nord-Américain-e soucieux-se de connaître les finalités de toutes choses. Cette question, lancée à tout hasard et presque par réflexe, représentait un problème pour les porte-paroles de Réclame ta rue. « Pour que la ville soit plus adaptée aux humain-e-s » était la dernière réponse utilisée par ces dernier-ère-s. Mais elle est incomplète : Réclame ta rue encourage aussi l’initiative communautaire et la remise en question de l’ordre établi – souvenons-nous que la dite rue est bloquée sans permis de la ville, et donc contre la volonté des forces de l’ordre. De plus, en tant que lieu de rencontre, l’événement a pour but d’agrandir et de consolider le réseau social des gens qui ont des valeurs alternatives. Les organisateurs de Réclame ta rue s’accordent sur deux grands objectifs de l’événement : faire les choses autrement (illégalité de l’opération, valeurs alternatives, transformation de la rue) et rassembler des personnes partageant des valeurs communes1.

Le discours se dessine. Les buts sont clarifiés. Mais il ne suffit pas de connaître ses objectifs pour définir entièrement ce qu’est Réclame ta rue. La manière dont elle arrive à ses fins caractérise l’événement. Sinon, pourquoi ne pas organiser un colloque altermondialiste avec des conférenciers, du maté équitable et des carrés aux dattes biologiques ? Ainsi, il serait possible de rassembler des gens qui ont des valeurs communes et suggérer des manières de faire différentes…

Réclame ta rue se définit par un terme clé : mani-festif. Dans ce mot est cristallisé le mariage entre la fête et la contestation qui caractérise l’événement. Réclame ta rue possède une part de folie joyeuse qui lui est propre. La joie, l’instantané, l’effet de surprise sont des éléments très importants de l’événement.

L’aspect qui différencie Réclame ta rue des autres colloques, aussi alternatifs soient-ils, est le ludique. Afin de comprendre ce qu’est Réclame ta rue, il est nécessaire d’étudier ce concept de plus près. Souvent compris comme synonyme de jeu, le terme « ludique» s’en distingue clairement. Lors des jeux d’enfants, le ludique est le moment où le jeu est inventé. Avec des objets quelconques, l’enfant crée de toutes pièces un univers sur la base de sa propre imagination. Le ludique, comme l’invention du jeu, est hors norme. Il est le brassage des règles, le flou, la liberté permettant de réinventer la roue! Le ludique est spontané, créatif et sensible, dans le moment présent et dans la gratuité. Parce qu’il est créatif, le ludique ne se laisse pas contraindre par les normes établies. Il ne peut s’inscrire dans aucun système. Il est l’espace éphémère entre deux moments de l’existence d’une structure.

Hors des normes, le ludique a un potentiel générateur de crise. C’est-à-dire qu’il a la faculté d’introduire du chaos dans un système (une société, un individu, un groupe de personnes, une institution, un jeu, etc.). Dans un état d’instabilité, un système relâche les possibilités nouvelles, comme des solutions désespérées (MORIN, 1984). C’est ici que le ludique a un potentiel révolutionnaire, car parmi les solutions déployées par le système en crise peut émerger l’utopie, c’est-à-dire un rêve non réalisé (comme, par exemple, le rêve d’une société davantage axée sur les questions éthiques). Processus plus que résultat, évocation plus que réalisation, l’utopie est contenue dans l’ordre existant sous forme de tendance non réalisée (un peu comme dans la partie inconsciente de la psyché). Avec la crise, les tensions sont relâchées et l’utopie peut émerger parmi les diverses solutions.

Le ludique, la crise et l’utopie forment un cycle porteur d’un grand potentiel de changement. Réclame ta rue est un espace ludique. Une zone rendue momentanément propice à l’émergence de possibles. La circulation automobile est bloquée, le système capitaliste aussi, les normes et règles habituelles sont tassées. C’est un lieu où les gens peuvent dire et vivre leurs utopies personnelles. C’est pour cela que Réclame ta rue ne peut pas énoncer de revendications claires, car ce faisant, une ligne directrice serait tracée et inhiberait à la base l’émergence d’autres utopies.

Réclame ta rue n’est pas un acteur social (une entité qui pose une action dans la société), donc il ne peut pas revendiquer quelque chose. C’est plutôt un espace ouvert à l’initiative, un lieu où les gens sont poussés à vivre l’expérience de la remise en question et de la redéfinition des normes établies. Habitués à se laisser porter par le « Système » (système scolaire, marché de l’emploi, chômage, bien-être social, plan de réinsertion, etc.), ceux et celles qui font l’expérience d’un vide de normes courent la chance (ou le risque) de changer leur manière d’aborder le quotidien.

Réclame ta rue est un micro-chaos qui se veut en constant mouvement. Brassage de monde et d’idées dans l’immédiat, l’événement est un carnaval au sens que Schechner lui donnait (JORDAN, 1998: 146), soit celui de révolution non permanente. Cependant, tel que l’a exprimé Thomas, un des organisateurs de RTR : « .... on espère que les gens vont y prendre goût ».

  Bibliographie:  BELLEAU, Annie et Thomas JACKSON, 2003 Conférence sur Réclame ta rue JORDAN, John, 1998, « The art of necessity: the subversive imagination of anti-road protest and Reclaim the Streets », dans Party and Protest in Nineties Britain, Londres, Verso, pp.129-151. MORIN, Edgar, 1984, Sociologie, Paris, Fayard, pp.63-64; 139-153.   Notes 1 Cette information provient d’un groupe de consultation organisé en 2005 dans le cadre d’un travail sur RTR avec les quatre organisateur-trice-s de l’événement.

Les commentaires sont clos.