Une terre, un couple, un projet

par Bob Eichenberger J’ai toujours rêvé d’avoir une forêt où je pourrais offrir des démonstrations d’écoforesterie, d’érablière, de produits forestiers non ligneux, des activités récréatives et de loisirs scientifiques et plus encore. Même pendant mon enfance, je rêvais de vivre sur une terre où je pourrais mener des expériences originales et intéressantes, avec les rythmes naturels du milieu qui m’entoure. Je voulais faire partie de cette biodiversité. Je voulais créer des places « cool ». Depuis ma visite de la forêt de Léonard Otis et surtout de la Wind Horse Farm en Nouvelle-Écosse, ce rêve était encore plus fort. Pourtant, Jim Drescher m’avait bien dit: « L’achat d’une forêt n’est pas un investissement, c’est une responsabilité! » Pendant des années, j’ai essayé d’atteindre ce rêve avec des amis, la famille, des compagnes, sans que rien n’aboutisse. Ici, en Gaspésie, avec ma partenaire d’aventure et d’amour, nous avons cherché pendant quelques années. Puis, nous avons abandonné. La spéculation rendait tout trop cher (hélas, même ici) et souvent les vendeurs font une coupe à blanc avant de vendre. J’utilise le fatalisme quand c’est pratique: « Ah ben, je ne suis pas dû. Ça doit être autre chose que j’ai à faire. » Finalement, j’ai oublié tout ça et je me suis lancé dans d’autres projets. Jusqu’à ce qu’une terre vienne nous chercher. La clef, c’était l’amitié. 133 acres étaient à vendre à Saint-Louis-de-Gonzague. Nos amis présentement installés avaient décidé que c’est nous qu’ils voulaient comme voisins. On a donc été les premiers à savoir que cette terre était à vendre. Avant d’acheter une terre, je conseille de la marcher systématiquement, d’observer méticuleusement, de bien évaluer les possibilités et limites, de considérer tous les coûts inhérents à l’achat, de bien planifier le financement et tout ce genre de choses. Ce n’est pas ce que nous avons fait. On a regardé le devant des lots (près de la « Grange de Saint-Louis ») à partir de chez nos amis, Dany et Isabelle. Il y avait une lisière de jeunes repousses, une coupe à blanc, une lisière de plantation, une autre coupe à blanc et une plantation ridicule de peupliers hybrides près de la ligne est du lot. Ça faisait dur, mais sur les photos aériennes que j’avais scrutées au stéréoscope (ça fait ressortir les images en trois dimensions), je voyais que le fond du lot avait un jeune peuplement de feuillus mixtes que je pourrais jardiner. Bon, on marchera la terre plus tard, allons voir le bonhomme. Le vendeur demandait trois milles de plus que ce qu’il avait dit à nos amis, mais dans ce marché où l’inflation met rapidement les terres hors de portée, il fallait faire vite. Alors on rédige l’offre d’achat, tout le monde signe, let’s go, et ma gentille va rencontrer l’agent de prêt de la caisse. En rallongeant l’hypothèque de la maison, on vit avec le même budget et on a la terre. Youpi! Ça marche! Tiens, une surprise. Il faudra payer une taxe de vente. Et le notaire va coûter plus cher qu’on ne le pensait. Bon, moi j’ajoute l’argent que j’avais pour passer mon hiver là-dedans. C’est pour une bonne cause. La première école d’écoforesterie du Québec sera à Saint-Louis-de-Gonzague. Ça demande des sacrifices. Ah! Il y aussi la municipalité de Carleton qui exige une taxe de « bienvenue ». « Chérie, pour une taxe de bienvenue, on peut-tu envoyer un chèque d’allez vous faire voir? » Je me fais regarder de travers. Tant pis, c’est pour une bonne cause. Et ce ne sera pas la première fois de ma vie que je passerai un hiver « ben cassé ». On signera lundi matin. C’est la fin de semaine. On remonte voir nos amis et on chausse nos raquettes. Je veux voir le peuplement mixte du fond. Il a neigé et la marche est difficile. On fait un beau pique-nique dans la neige d’un petit sous-bois sur le bord de la ligne ouest au début de la terre, au troisième rang. On se dirige vers le quatrième rang qui sera le fond de la terre, à un mille (1,6 kilomètre) de là. Vers le milieu de la terre, on rencontre une nouvelle coupe à blanc. On voit que les coupes à blanc n’ont pas respecté les ruisseaux. Je commence à m’inquiéter. Je n’avais pas vu cette coupe sur les photos aériennes. Ces photos n’étaient pas tout à fait récentes. Nous passons à côté d’une plantation de pins gris. Je l’avais bien vue et identifiée sur les photos aériennes, mais en se tenant devant et en passant dedans, on en ressent une autre impression. Ces arbres croches qui font partie d’un peuplement torturé et souffrant sont un témoignage d’une autre erreur de la machine politico-industrielle et de son ingérence dans la nature. Je n’ai aucune idée de ce que je devrais faire avec ça. Je ferai des recherches. On pourra toujours louer le site à des cinéastes qui font des films d’horreur. Même Marie-France est un peu décontenancée par ce peuplement. Elle qui s’émerveillait devant chaque arbre qui avait été épargné, diffusant son énergie des plus joyeuses et positives. Mais ici, elle est un peu plus silencieuse dans cette atmosphère. Je me dis qu’on se consolera avec le peuplement du fond. Mais ce qu’il y a après la plantation de pins gris, c’est une autre coupe à blanc. Et encore une autre, jusqu’à ce qu’on arrive à la forêt qu’on croyait être notre peuplement du fond. Mais devant la forêt, il y a un chemin.
  • C’est le quatrième rang.
  • Ça ne peut pas être le quatrième rang. La forêt devant nous doit faire partie de notre terre…
  • Je suis certain. Ce chemin est droit, perpendiculaire, une ligne est-ouest parfaite. C’est vraiment le quatrième rang.
Le peuplement mixte n’existait plus que sur les photos, qui ont quand même été prises en 1992. Le proprio crédule et mal avisé a tout coupé ce qu’il pouvait avant de vendre. C’est pire encore que de la coupe à blanc. Conseillé par les experts du groupement forestier, il les a laissés passer le bulldozer à la grandeur des coupes. Il s’agit d’une technique appelée « mise en andain ». La théorie, c’est qu’après avoir passé le bulldozer, la monoculture d’épinettes de plantation subira moins de compétition de la part de la végétation naturelle. C’est exact. Aussi, si vous passez le bulldozer dans votre jardin, vous aurez moins de mauvaises herbes. Vous aurez aussi moins de légumes. Et si vous recouvrez le tout avec de l’asphalte, vous n’en aurez pas du tout. Doit-on continuer? Devant mon air démoli, ma bien-aimée me dit: « On peut encore arrêter tout ça. » L’offre d’achat était conditionnelle à l’obtention du prêt qui nécessitait mon apport. Si je reprends mon argent, l’offre ne sera plus valable. On pourra retourner à la maison et oublier tout ça pour de bon. - Je suppose que je pourrais faire ça. Nos raquettes s’enfoncent lourdement à travers la dévastation de notre retour. Près de la ligne est, Marie-France me dit: « Passons là-dedans. C’est plus beau. » Moi, je suis encore dans mes préjugés. Elle ne voit que des arbres et des beaux sous-bois. Moi je vois une plantation d’épinettes de Norvège, une espèce importée. Mais marcher dans un sous-bois est quand même un contraste agréable avec le terrain dégradé par la bêtise humaine. Le mélange d’ombre et de verdure nous apaise. Ça nous parle. « Nous poussons. Nous créons une dynamique de peuplement. Nous voulons vivre.
  • C’est quoi les marques de peinture rouge sur les troncs?
  • Du martelage. Ils vont encore venir couper. Je crois qu’ils appellent ça une éclaircie commerciale.
  • Mais les arbres son encore tout petits!
  • De nos jours, on ne permet plus aux arbres de devenir gros.
C’est vrai qu’il n’y a rien ici que je voudrais mettre sur mon moulin à scie. C’est pourtant un martelage de technicien. Peinture fluo à la hauteur de poitrine et probablement une tache au pied. En regardant vers le haut, je vois que la croissance annuelle est encore d’environ douze pouces par année en moyenne. On est probablement sur un ancien pâturage. Pourquoi être si pressés d’intervenir? Et ici, on est à la tête du ruisseau. J’ai le sentiment qu’on va modifier ici la nature et prendre tout ce qu’on pourra en tirer jusqu’à que cette terre ne puisse plus rien donner. Dans toutes ces interventions, aucune place n’a été faite pour la nature. Je ne suis pas tout à fait à l’aise avec ma décision de traiter tous et chacun d’épais et de partir en laissant cette terre à son sort. Nous déambulons depuis une demi-heure. Arrivés en vue du troisième rang, le début du lot, on s’arrête, peut-être pour une dernière fois. « Je pense que cette terre a besoin de nous », me dit Marie-France. Elle n’ose pas en dire plus, ne voulant pas m’influencer. Elle sait que ça m’arrive de prendre des décisions motivées par mon amour pour elle. Alors je me mets à réfléchir. Si Marie-France n’existait pas, quelle serait ma décision? « Je pense que la vie ne nous donne pas toujours exactement ce qu’on veut. Mais il faut être assez ouvert pour voir ce que la vie semble vouloir. Je voulais un endroit où je pourrais faire une école d’écoforesterie comme la Wind Horse Farm en Nouvelle-Écosse. Mais ça, on peut le faire après 165 ans d’interaction respectueuse. Je crois que la vie nous montre ici que le rétablissement des écosystèmes endommagés est encore plus important. On pourra appeler cette place le « Centre de recherche sur le rétablissement des écosystèmes endommagés ». Même si la recherche ne commence que par une personne. Si on ne le fait pas, qui le fera? Je pourrai faire des expériences de fertilisation avec de la cendre de bois, et d’introduction de pins blancs dans les milieux semi-ombragés entre les pins gris. D’autres expériences pourront aussi se faire avec des champignons pour répandre la fertilité et re-réseauter le sol. Je pourrai même faire des expériences avec une toilette à compost. Près des rangs et des habitations humaines, je pourrai appliquer les principes de la permaculture et de la foresterie analogue.
  • Commence pas à te mettre un nouveau fardeau de travail sur le dos.
  • Non, pour la première année, je vais retenir mes impulsions vers l’action parce que le premier travail à faire sera de l’observation. Il faudra observer ce que la nature cherche à faire pour se guérir de ses plaies.
  • Donc tu es d’accord pour qu’on prenne cette terre?
  • Oui.
  • Mais tu as l’air tellement triste.
  • Oui, mais je ne suis pas tellement triste parce que je n’ai pas une belle grande forêt dans laquelle je peux travailler. Je suis surtout triste à cause de la bêtise humaine. À cause de toute la culture qui permet à de tels désastres d’arriver. Cette tristesse se transformera en joie à mesure que la forêt reprendra ses droits.
  • Je suis contente que tu décides de prendre cette terre. Je ne l’aurais pas prise sans toi.
Les premiers baisers sont toujours des points marquants dans une vie. Comme notre premier baiser sur notre terre, notre projet d’avenir, pour nous et pour la planète. En repartant, ma compagne a eu cette pensée: - C’est drôle comment tout, des amis aux événements, s’est mis en œuvre pour qu’on achète cette terre. Même après qu’on ait abandonné l’idée d’en acheter une. C’est comme si la vie avait décidé pour nous.
  • C’est drôle. C’est comme ça que je t’ai rencontrée, ma toute belle.
Voici quelques références pour celles et ceux qui veulent rétablir de la vie sur une aire dévastée. www.fungi.com pour la restauration des sols avec des champignons Bill Mollison, Permaculture 1. Éd. Débard www.fallsbrookcentre.ca pour la foresterie analogue, une sorte de permaculture forestière

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